Hervé Di Rosa le monde est à nous
Jean-Louis Pradel
À la différence des ressources naturelles, celles des artistes sont inépuisables tant ils ont toujours su faire feu de tous bois. C’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît, à cette ingéniosité de magicien, mi-alchimiste, mi-bricoleur qui recycle tout et n’importe quoi, un rien chiffonnier, volontiers pilleur d’épaves, parfois prédateur et charognard quand nécessité fait loi, toujours voleur de feux, jusqu’en dessous des cendres mal éteintes des passions perdues. D’où le paradoxe du geste artistique qui apparaît comme celui d’une irrépressible nécessité intérieure dont l’égoïsme n’a d’égal que la volonté de partager l’instant unique du passage à l’acte avec la multitude des regards pour que, selon le vœu de Paul Eluard, « l’horizon d’un seul devienne l’horizon de tous ». Cette fabrication du symbolique se nourrit d’évidences négligées, de familiarités oubliées, d’émotions fortes, insidieuses ou ténues, de rencon- tres fortuites, de sensations fugaces, qui, toutes fraîches encore, frétillantes et rutilantes, deviennent, par la grâce du peintre, de belles captives qui ne demandent qu’un regard pour venir enchanter l’imaginaire, restituer à toutes choses comme à tous sentiments leur indispensable dignité et repousser les pesanteurs ténébreuses qui éteignent les couleurs du monde.
Pour en retrouver l’éclat, Hervé Di Rosa réinvente le voyage d’artiste. Avant de l’engager, il affûte ses armes. Après avoir rejoint l’École des arts décoratifs en 1978, l’année où Goldorak triomphe sur Antenne 2, il choisit, en toute connaissance de cause, son camp. Loin des beaux-arts essoufflés, ce sera la bande dessinée, réputée vulgaire et populaire, alors en pleine effervescence. D’emblée, Hervé Di Rosa se place aux antipodes du conformisme ambiant des avant-gardes, groggy par le retour à l’ordre de l’après 68, qui doutent souverainement de tout et surtout de la peinture figurative.
Avec l’énergie, la jubilation et la hâte de l’homme toujours pressé qui le caractérisent, Hervé Di Rosa construit sa palette, tonitruante, et sa mythologie personnelle, riche de trognes grotesques, souvent hilarantes, pour animer des aventures mi fantasques, mi fantastiques, volontiers truculentes et picaresques où rêves et cauchemars sont emportés par une même verve intarissable. Dés lors tout va de plus en plus vite. Pionnier avec son ami sétois Robert Combas de ce que Ben baptise en 1981 du joli nom de « Figuration libre », Hervé Di Rosa connaît immédiatement un succès insolent. Il se retrouve à New-York avec son complice parisien François Boisrond et se lie d’amitié avec les graffeurs Keith Haring et Kenny Scharf tout en créant « René », son anti-héros récurrent. Tout au long des années 80, les expositions s’enchaînent de part et d’autre de l’Atlantique et les commandes pleuvent jusqu’à culminer en 1991 par une invitation à se mesurer à Delacroix dans une galerie d’accès à l’hémicycle de l’Assemblée nationale et, à Picasso, en son château d’Antibes, le château précaire du bonheur de l’après-guerre, où Hervé Di Rosa répond à la « Joie de vivre » par une mythologie débridée, joyeusement apocalyptique.
Après cette sorte de chant du cygne, il tourne casaque et renverse les priorités de son travail d’artiste partagé jusqu’alors entre deux activités parallèles, l’une menée dans l’atelier et l’autre au cours de ses voyages. Sa passion de plus en plus envahissante pour « l’Art modeste », qui, en 2000, le conduira à ouvrir le MIAM (Musée international des Arts modestes), conjuguée à sa crainte de devenir le patron d’une PME prospère qui produirait des « René » qu’on lui réclame de toutes parts, lui fait choisir de prendre le large. Désormais son atelier sera nomade, au plus près d’artistes et d’artisans qui, aux quatre coins des banlieues du monde, sont nos contemporains substantiels. Maîtres modestes et amis sincères, ce sont autant d’humbles Georges de La Tour dont les flammes fragiles défient obstinément, selon l’explicite énumération indignée de Jean-Marie Laclavetine, « l’obscurité des vérités communes, des peurs silencieuses et des grandes éloquences convenables» qui garantissent la survie des centres contre la périphérie, l’emprise des donneurs de leçons les plus arrogants et l’hégémonie des pouvoirs les plus aveugles.
Ce voyage d’artiste qu’entreprend Hervé Di Rosa n’a rien à voir avec le « grand tour » qui, depuis la Renaissance, obligeait les artistes à parfaire leur apprentissage par un voyage à Rome pour étudier l’antique et copier les maîtres, dont aujourd’hui encore la Villa Médicis entretient les vestiges en accueillant quelques forts en thème de l’art contemporain. Rien de tel avec Hervé Di Rosa qui va à Sofia pour tout savoir de l’art de l’icône, au Ghana pour tout connaître de la peinture d’enseignes, au Bénin pour apprendre la technique des
« appliqués », en Éthiopie pour s’exercer à la peinture sur peau de zébu, au Vietnam pour étudier les secrets du bois laqué, en Corse pour se familiariser avec l’art de la fresque tel qu’on le pratiquait au XVIe siècle dans les villages tout en collectant des galets et des bois flottés, en Afrique du Sud pour s’initier au tressage des fils électriques, à Mexico pour inventer des arbres de vie et peindre sur papier amaté marouflé qu’il encadre de moulages en « pweter », un alliage d’aluminium et d’étain aisément modelable, ou encore à Miami pour dresser l’inventaire très pop des motels et autres banalités urbaines, publicitaires ou commerciales tout en rencontrant la communauté haïtienne qui lui enseigne la technique des « voodoo flags » avant de retourner en Tunisie pratiquer le « fixé sous verre ».
Ainsi s’égrainent les escales d’un voyage au long cours, boussole plein Sud, où Hervé Di Rosa tisse une foule de complicités avec des hommes du faire, au cœur de sociétés communautaires, fraternelles, à la fois anté- et anti-capitalistes, qu’évoquait Aimé Césaire en 1950 dans son plus actuel que jamais « Discours sur le colonialisme »: « Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles se contentaient d’être». La quête d’Hervé Di Rosa est celle de cette vérité du monde que cultive partout des gens de peu, aristocrates des savoirs perdus et des connaissances dédaignées, et qu’illustre, comme au hasard, une foule de « détails » dont l’artiste recueille le trésor par d’innombrables « dessins du jour », miettes d’un festin du regard servi à la table de la communauté des hommes sans avoir ni frontières.
Ces voyages incessants sont attisés par un incurable désir de s’instruire de techniques et de solutions formelles étrangères aux règles de l’art et aux hiérarchies culturelles convenues imposées par la globalisation tyrannique d’un marché spéculatif de haut vol où triomphent des produits artistiques apparentés à ceux de l’industrie du luxe. Le cynisme de cette surenchère marketing est celui du mépris affiché par quelques uns envers tous les autres. Cette doxa d’experts assermentés au seul marché se plaît à reprendre au pied de la lettre la règle du jeu édictée par Francis Picabia, pour justifier, sous Pétain, ses « tableaux de bordel » destinés aux maisons closes d’Alger : « Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre ». Ce que réussit assez bien en ce moment la vacuité clinquante et spectaculaire de Jeff Koons ou de Damien Hirst, superstars rivales et interchangeables des deux plus grandes maisons de vente internationales.
À contre-courant de cet opportunisme mercantile, Hervé Di Rosa se coltine le trop plein des merveilles négligées et va cueillir tout autour de la Terre les traces d’une familiarité bien vivante, quand être et faire ne font plus qu’un, pour offrir en retour les contours d’un archipel de l’insomnie où remuent des flux indomptables, avant la tempête, et qui, loin des effondrements boursiers et des péripéties financières, abreuve l’esthétiquement incorrect d’une planète réveillée et lucide, habitée d’hommes ancrés à des sociétés qui, selon les mots du poète de la Négritude, « réservent, intact, l’espoir ». L’œuvre bienveillante de ce peintre à hauteur d’homme, héraut de « l’art modeste » où se reconnaît la poésie du quotidien, attentive aux « résistances locales têtues et forcément marginales », éclate en mille facettes délectables et réjouissantes, comme autant de détonateurs d’intranquillité radicale dont la frénésie crépitante, les saveurs mêlées et l’apparente facilité d’une plasticité virtuose, ne cessent de nous donner à voir combien l’art, comme le cœur des hommes, peut être la chose du monde la mieux partagée.
Jean-Louis Pradel, 2008.
Publié dans le catalogue de l’exposition Hervé Di Rosa, le Monde est à nous, Maison des Arts de Bagneux 2008.