Hervé Di Rosa ou la bonté du coeur

Pierre Restany

Je suis un homme du voyage, comme Hervé Di Rosa. Et je sais aussi que «voyager» veut dire : une pleine disponibilité au métissage anthropologique et culturel local, une pleine faculté d’adaptation au climat et au milieu, un amour de la vérité dans l’homme. J’ai commencé à m’intéresser au peintre de «l’art modeste» quand j’ai compris qu’il prenait ses distances vis à vis d’une figuration «libre» dont la consécration internationale a misérablement avorté dans le contexte catastrophique d’une biennale de Paris qui fut la dernière et qui a vomi son chaos dans le cadre d’une Villette rénovée.
Ce petit homme méditerranéen avait perçu au plus haut point le cadre étouffant d’une peinture occidentale qui pour «figurer» encore quelque chose, en était réduite à dévorer péniblement ses propres restes. Quel exercice illusoire de la «liberté» dite créatrice !
Hervé Di Rosa voulait vivre, tout simplement, et pour cela il lui fallait apprendre. Apprendre à peindre comme peignent des hommes ailleurs, des hommes différents, tributaires de cultures différentes, et pourtant tout aussi humanistes que nous prétendons l’être, nous, avec la prétention d’un encyclopédisme blasé.
Certes l’occasion de se familiariser avec des techniques en voie de disparition parce qu’elles correspondent à des traditions asphyxiées par l’hégémonie culturelle occidentale, était à portée de sa main. Il l’a saisie une première fois en Bulgarie, où il s’est familiarisé avec la vieille technique des icônes pour envahir l’espace doré de la stridence d’un langage qui exprime toute l’exubérance de sa bonté du coeur. Patrick Bongers lui a fait confiance et a exposé dans le stand de la galerie Louis Carré à la Fiac 1993 les «Dirosaïcônes» avec le succès que l’on sait.
Après la Bulgarie, la deuxième étape du tour du monde dirosien est le Ghana, où le globe-trotter s’est rendu pour exécuter, avec la collaboration de l’atelier d’Almighty God Art Works de Kumasi, des peintures sur panneaux qui s’inspirent de l’esprit des enseignes publicitaires créées et diffusées dans cette partie de l’Afrique.
Bien sûr, l’artiste modeste a joué le jeu. Il emploie la gamme limitée des couleurs industrielles, le noir et le blanc, un rouge, un jaune et un bleu, diluées au kérosène, et là encore dans la prosaïque réalité de cette expressivité primaire, Hervé Di Rosa se retrouve lui-même, au paroxysme effervescent de sa bonté du coeur.
J’emploie à dessein l’expression «bonté du coeur». Elle n’est pas de moi, mais du Bulgare Todorov, qui a bien su qualifier la motivation existentielle du propos. Les Dirosaïcônes, même lorsqu’elles touchent à l’obscénité, sont sauvées du sacrilège par la bonté du coeur.
L’authenticité d’Hervé Di Rosa réside précisément dans une intuition fondamentale qui tend à l’équilibre du rapport nature/culture. Les Indiens d’Amazonie qui vivent encore au stade tribal sont des initiés. Leur parfaite connaissance de la nature est l’expression quotidienne de la globalité de leur culture. Leur parfait sens de la nature est leur seule culture. Ils sont incapables de concevoir le monde au-delà de leur forêt. Sommes-nous capables, nous, citoyens de la société post-industrielle, de concevoir le monde au-delà du fait industriel ? Quand Hervé Di Rosa change de nature, il est capable d’un phénomène de «full immersion» qui aboutit à la pleine identification des deux termes du rapport nature/culture.
Voilà pourquoi les oeuvres ghanéennes, à l’instar des Dirosaïcônes, ne nous apparaissent pas comme belles. Heureusement ! S’il en était ainsi elles ne seraient que d’immondes travestis culturels. Ces oeuvres nous apparaissent comme vraies. Elles sont porteuses d’un message authentique qui est l’émanation du lieu où elles ont été créées. Hervé Di Rosa s’approprie des techniques locales pour obtenir une image qui est le fruit d’un système d’apparences incontournables. Le but de ce système n’est pas de nous représenter tel ou tel fragment du réel, mais de nous présenter la vérité spécifique du lieu. Nous passons ainsi d’un art de la représentation à un art de la présentation. Ce qui nous est présenté c’est un système d’apparences qui tendent à nous montrer la vérité émanant de tel ou tel lieu. Mais cette vérité, pour que nous la percevions comme véridique, encore faut-il qu’elle soit un peu plus vraie que nature. Et dans le cas qui nous concerne, c’est la bonté du coeur qui crée le miracle, la marque ineffaçable de la joie de vivre dans le lieu de l’action peinte, à l’unisson des hommes du lieu, dans un moment privilégié où tout est plus vrai.
Ces images vraies ont tout naturellement une valeur universelle. Et Di Rosa, modestement mais sûrement, a entrepris une tâche ambitieuse et ardue dans son tout du monde, celle de récrire in situ, étapes par étapes, une histoire de l’art universelle, à l’usage des jeunes générations du troisième millénaire. Le prochain chapitre sera le Vietnam. A quand le Tibet ? Une vie d’homme suffira-t-elle à la réalisation d’un tel projet ? Bien sûr voilà où intervient l’aléatoire, mais cette dimension aléatoire est l’expression même de la vie. Di Rosa joue sa vie autour du monde, en sachant bien que de cette vie, il n’en est que le locataire. Tel est le secret de sa bonté du coeur.

Préface du catalogue de l’exposition Hervé Di Rosa, Suame Junction, Kumasi (Ghana), à la galerie Louis Carré & Cie, Paris 1994.